Des drones d’origine iranienne dont la Russie se sert dans ses frappes contre l’Ukraine seraient propulsés par des moteurs Rotax, filiale autrichienne de Bombardier Produits récréatifs (BRP). Malgré leur usage militaire de plus en plus fréquent, ces moteurs civils échappent à tous les contrôles ou sanctions économiques, affirment des experts.

Utilisés depuis les années 1960 pour la propulsion des motoneiges, les moteurs Rotax existent en version destinée à des avions récréatifs. Bien que BRP assure que ces moteurs sont « conçus et certifiés pour un usage civil uniquement », les Rotax motorisent notamment les drones d’attaque américains Predator MQ-1, icônes de la guerre d’Irak, depuis des années.

À la mi-septembre, les forces ukrainiennes ont diffusé une vidéo d’un drone Mohajer-6 vraisemblablement iranien, capturé après avoir été abattu en mer Noire. Des photos publiées par le Centre militaire ukrainien, une ONG qui étudie les armes russes, ont plus tard montré qu’il était équipé d’un moteur Rotax, information confirmée par un reportage diffusé par CNN cette semaine.

IMAGES TIRÉES DE MIL.IN.UA

Photos d’un drone Mohajer-6, diffusées par le Centre militaire ukrainien, ONG qui analyse l’industrie de la défense.

BRP a indiqué à La Presse être au courant et « préoccupée » par « l’utilisation présumée de moteurs Rotax, ou de moteurs contrefaits, dans certaines situations spécifiques impliquant des drones iraniens Mohajer-6 dans des zones de conflit ». L’entreprise précise mener une enquête avec un « partenaire en sol ukrainien » pour déterminer la provenance exacte de ces moteurs.

En 2020, BRP avait déjà annoncé la suspension de ses ventes de moteurs Rotax à différents pays après qu’ils eurent été découverts dans des drones de fabrication turque Bayraktar TB2, utilisés dans des frappes dans le nord de la Syrie. Aujourd’hui, ces mêmes drones turcs sont utilisés par l’Ukraine pour la défense de son territoire.

BRP, qui dit prendre « très au sérieux » la situation rapportée en Ukraine, assure avoir depuis appliqué « à maintes reprises » une politique renforcée qui « restreint de façon importante » toute vente à des fins militaires sans autorisation explicite de sa direction. « La vente de tout produit BRP à des opérateurs ayant une quelconque activité militaire en Iran et en Russie est strictement interdite », assure l’entreprise.

Ottawa interpellé

À Ottawa, le gouvernement Trudeau s’est dit « très inquiet » d’apprendre qu’un moteur Rotax avait été retrouvé dans un drone russe de construction iranienne, et a salué le déclenchement d’une enquête par BRP. « Comme tous les Canadiens, nous nous attendons à ce que la lumière soit faite sur [la façon dont] ces moteurs se sont retrouvés dans les mains de ces régimes sanguinaires », a déclaré Adrien Blanchard, porte-parole de la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly.

Selon la doctorante Sophie Marineau, qui s’intéresse de près aux sanctions économiques visant la Russie, la filiale de BRP « n’est pas dans le tort » au regard du droit international. La catégorie de moteurs à piston à laquelle les Rotax appartiennent n’est pas ciblée par les sanctions canadiennes visant l’Iran.

Les moteurs Rotax ne sont pas considérés comme des biens militaires et BRP est plus ou moins responsable que l’Iran ait transformé et adapté son produit pour le revendre ou sur un théâtre de guerre.

Sophie Marineau, doctorante qui s’intéresse de près aux sanctions économiques visant la Russie

« C’est davantage une question éthique et morale qu’une question légale », ajoute la chercheuse, actuellement rattachée à l’Université catholique de Louvain, en Belgique.

L’ex-député fédéral du Bloc québécois et professeur de droit international à l’Université de Montréal Daniel Turp s’explique cependant mal que ces moteurs ne figurent pas explicitement sur la liste des produits interdits d’exportation vers l’Iran. « La Loi sur les mesures économiques spéciales permet au Canada d’interdire la vente de produits quand ça porte atteinte à la paix et à la sécurité internationale », précise le juriste.

« Je mettrais la ministre [des Affaires étrangères, Mélany Joly] au défi d’adopter un amendement au règlement pour interdire ça, et de lancer un message très clair à Bombardier Produits récréatifs qu’il ne peut plus vendre des moteurs quand il sait, ou devrait savoir, que ça va être utilisé dans des produits exportés en Russie et susceptibles d’être utilisés en Ukraine », ajoute M. Turp, qui a été membre du Comité permanent des Affaires étrangères et du commerce international de 1997 à 1999.

Kesley Gallagher, chercheur au Projet Ploughshares, centre de recherche pour la paix établi à Waterloo, souligne que plusieurs composants civils détournés à des fins militaires, dont les moteurs Rotax, pourraient aussi être ajoutés à la liste des marchandises contrôlées à « double usage ». Cette désignation légale, qui vise des marchandises utilisées comme produits de remplacement pour faire voler des missiles, par exemple, obligerait les fabricants à obtenir une « déclaration d’utilisateur final » (end-user statement) qui permettrait à Ottawa d’assurer un meilleur suivi sur leur destination réelle.

« Pour que ça arrive, il faut qu’il y ait une plus grande volonté politique, croit M. Gallagher. Malheureusement, les politiciens souhaitent davantage contrôler les choses qui font boum, comme les bombes et les missiles, que des produits commerciaux. »